Celui-ci se compose de nombreuses captations sonores documentées par des notes, des partitions et des transcriptions phonétiques. Ces enregistrements et documents sur papier ont été produits entre 1915 et 1918 lors d’une grande enquête ethnolinguistique et musicologique menée dans des camps d’incarcération allemands. Prisonniers russes, anglais, belges, français et italiens, militaires des troupes coloniales des Indes et d’Afrique participeront à cette étude, dont neuf combattants corses.
A la demande de la Direction du Patrimoine de la Collectivité de Corse, l'université Humboldt de Berlin a confié une copie numérique de ces archives exceptionnelles. En association avec l’historien Sébastien Ottavi, le Service de la Recherche et de l’Inventaire mène une étude sur ces chants, récits et fiches d’enquêtes de soldats corses.
Afin de célébrer le centenaire de l’armistice, la Collectivité de Corse présente sur son site web les résultats de ce travail de recherche, illustré d’extraits musicaux. Témoignages sonores émouvants, ces enregistrements nous font découvrir de manière inédite l’héritage culturel, linguistique et musical de la Corse du XXe siècle.
Ce fonds documentaire va faire prochainement l’objet d’un appel à projet avec le rectorat de Corse et le réseau Canopé. Il sera notamment proposé aux enseignants en histoire, en langue corse et en musique de travailler avec leurs élèves sur les soldats enquêtés.
Avant-propos par Sebastien Ottavi : 9 prisonniers de guerre corses
De la « Grande Guerre » chacun sait les tranchées, les rats, la boue, les bombardements, les gaz et les assauts, la grande misère des « poilus », et leur long chemin vers une victoire douloureuse. Il a été beaucoup moins question du destin des prisonniers de guerre, de ces hommes capturés par millions, et de là pour longtemps exilés, et du front et de leur pays. Le chemin de croix de leurs associations, la paix revenue, pour obtenir des bribes de reconnaissance, le droit à la carte de combattant par exemple pour ceux qui n’avaient pas passé les trois mois réglementaires en première ligne, montre bien leur place ambigüe. Figures certes respectées in fine pour leurs souffrances, silhouettes bienvenues tant on les avait attendues, et que tant d’autres, elles, manqueraient à tout jamais, leur voix dans l’après guerre s’est pourtant perdue. Que représentaient-ils, n’étant ni vraiment du rang des vainqueurs, ni de celui des sacrifiés ? Alors qu’il nous soit permis, tout en offrant à l’écoute les enregistrements centenaires de Wilhelm Doegen, de restituer quelques fragments de ce que fut la vie de nos prisonniers chanteurs.
Au sein de leur propre armée, un discours stigmatisant a été très rapidement diffusé pour décourager les redditions considérées comme des défaillances. Dès décembre 1914, des sanctions disciplinaires sont promises à ceux qui se seraient rendus « sans avoir épuisé tous les moyens de défense à leur disposition ». Début 1916, à la veille de Verdun, il est encore question d’enquêter, à leur retour, sur les conditions de leur capture. Si ces menaces sont restées lettre morte, sauf dans les rares cas de désertion à l’ennemi, c’est du fait de la masse des prisonniers, plus d’un demi million de Français, mais aussi parce que la norme comportementale attendue n’était que difficilement applicable aux réalités du combat. Les parcours de nos prisonniers le montrent. Certes l’un d’entre eux, le dernier à avoir été pris, l’a été au cours de ce qui ressemble fort à la reddition d’une unité entière en rase campagne, même si c’était sur un terrain bouleversé par un bombardement massif et traversé par les éclairs des lance-flammes. Deux autres à l’inverse, blessés l’un à la tête, l’autre à la cuisse, n’ont pu que se laisser secourir par les Allemands restés maîtres du terrain. Mais pour ceux qui restent, les circonstances de la capture sont plus difficiles à établir. Toutes nous parlent néanmoins du chaos des combats. Celui de la première nuit de guerre du 173e régiment d’infanterie par exemple, où l’on s’est fusillé par erreur entre Français dans un bois, le 20 août 1914. Celui plus généralement de ces successions d’attaques et de contre-attaques au cours desquelles l’un ou l’autre camp ramasse au gré des flux et reflux de la bataille les égarés d’en face, ceux qui se sont trop avancés ou n’ont pas reculé assez vite. Avant d’être l’objet d’étude d’universitaires méticuleux, avant d’avoir rejoint le grand troupeau du peuple des camps, les quelques soldats qui se présentent à nous ont d’abord été des rescapés qui ont vu la mort de très près.
On en sait encore moins sur ce qui les a attendus ensuite. Les changements parfois fréquents de camp, peut-être au gré des arrivées, des besoins de main d’oeuvre, ou pour décourager les évasions. Le travail quotidien pour des rations que les colis des familles et de la Croix-Rouge se doivent de compléter. Une discipline sévère, progressivement adoucie par souci d’éviter des représailles aux prisonniers allemands. Mais toujours l’enfermement qui pèse et dont certains ne se remettront pas. Un monde de châlits et de baraques en planches comme en attestent les noms des lieux dans lesquels les enregistrements ont été réalisés, Nebenraum der Kirchenbaracke, Protestantenkirche-Baracke, Lesesaal des Lagers. Un monde où la culture humanitaire qui parvient à se faire jour dans un continent dévasté de violence fait naître une vie religieuse et culturelle pour laquelle justement ces lieux ont été érigés, avant que ne s’y installent pour quelques temps des ethnologues et leurs drôles de machines.
Sébastien Ottavi

Une enquête ethnographique au cœur de la Grande Guerre
Marqué par l'avènement de nouvelles technologies militaires et l’industrialisation de l’armement, le début du XXe siècle est également une période de grande avancée en science sociale. Après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, le linguiste Wilhelm Albert Doegen bénéficie de soutien pour créer une Commission Phonographique Prussienne Royale sur le modèle du Phonogrammarchiv de Vienne.
Ce comité scientifique a pour mission de visiter les camps de prisonniers de guerre afin d'y enregistrer les dialectes et les chants des prisonniers de différents pays.
Plus de deux millions de soldats sont retenus captifs dans les camps d’internement allemands. Les scientifiques voient l’opportunité de réaliser l’une des plus grandes enquêtes ethnographique de leur temps. Celle-ci s’intéresse à l’homme en tant que sujet, à son contexte social, à ses émotions et ses pratiques linguistiques, musicales et culturelles.
Une étude linguistique et musicologique
La Commission Phonographique Prussienne est dirigée par le philosophe Carl Friedrich Stumpf, théoricien de la psychologie de la forme qu’il applique dans le cadre de ses études sur la musique. Une quarantaine de linguistique, musicologues et anthropologues, spécialistes des cultures indo-européennes, d’Afrique et d’Asie composent ce comité.
Wilhelm Doegen accompagné d’Hermann Urtel, professeur en philologie romane réalise les enquêtes menées auprès des prisonniers corses. Ce linguiste, phonéticien et philologue allemand s’inspire des méthodes qu’il a développées en 1909 pour l’apprentissage autonome des langues étrangères, basées sur la phonétique et l’utilisation de la machine parlante.
A la fin de la guerre, ce travail de collecte aboutit à la production de 1650 disques de gomme-laque soit près de 137 heures de récits, chants et poésies, documentés par des fiches d’enquête, des transcriptions musicales et phonétiques.
Les méthodologies et dispositifs techniques
La Commission Phonographique Prussienne élabore un protocole d’enquête qui repose sur l’enregistrement d’une chanson, d’une narration ou de la récitation de la parabole du fils prodigue en langue vernaculaire. Ces documents sonores permettent notamment une approche comparative des langues afin de définir des principes universels en phonologie. Elles sont accompagnées d’un questionnaire, d’une fiche d’enquête à caractère ethnographique ainsi que de transcriptions musicales, orthographiques et phonétiques.
Wilhelm Doegen est en charge de l’aspect technique de l’enquête. Pour la captation sonore, il va choisir comme dispositif d’enregistrement le phonographe de Thomas Edison pour son côté portatif, léger et adapté aux conditions des camps de prisonniers. Les enregistrements effectués sur des matrices de rouleau de cire sont ensuite transportés à Berlin où ils sont convertis sur des disques gomme laque, une technologie brevetée et développée par l’entreprise Deutsche Grammophon.

Les fiches d’enquête
Différents types de questionnaires pré-remplis et feuilles de prise de note viennent documenter les enregistrements réalisés auprès des prisonniers.
Les « Personal Bogen » sont des fiches d’enquêtes individuelles qui fournissent des détails précis sur la date, le lieu de naissance du soldat et de ses parents, ses adresses à différentes étapes de sa vie, sa profession, son niveau d'éducation, d'alphabétisation, ses compétences linguistiques, ses capacités musicales et sa religion.
Le phonographe de Thomas Edison ne reproduit pas fidèlement les voyelles, ainsi les récits et les textes chants sont relevés et transcrits en alphabet phonétique sur les « Phonetischer Text ». Les chants font parfois l’objet d’une transcription musicale sur portée et d’une traduction en français.
Enfin, les « besondere bemerkungen » permettent d’insérer des remarques spéciales, des observations personnelles sur les soldats enquêtés.
Portraits et parcours singuliers de 9 soldats Corses
«En tant que membre d'une Commission d'étude linguistique, je me suis rendu 2 ans au cours des 4 années de guerre dans plus de 70 camps de prisonniers en Allemagne. Les prisonniers pouvaient s’exprimer en privé sur toutes sortes de choses parce que j'étais très libre dans mes décisions, il était donc compréhensible que je gagne rapidement leur confiance. Ils se sont plaints de leur souffrance auprès de moi. Divers préjudices graves et léger de la vie des camps m’ont été révélé de cette façon.» . L’enquête créée à l’initiative de Wilhelm Doegen apporte de nombreux détails personnels sur la vie des soldats. Elle permet de s’interroger sur la place de ces trajectoires singulières dans une historiographie de la Grande Guerre qui s'appuie essentiellement sur des processus collectifs.
Les soldats corses mentionnés dans l’enquête
Entre 1916 et 1917, Jean Baptiste Quilichini, Jean Codaccioni, Vincent Orsatti, François Rasori, Carlo Anfriani, Jules Chiaramonti, Pierre Cesari, Jean Manuda et Dominique Mosconi sont sollicités dans le cadre de l’enquête de W. Doegen et H. Urtel.
Quels étaient les critères de sélection de ces soldats ?
Les notes de nos deux linguistes nous donnent quelques éléments de réponse. Parmi ces neufs prisonniers corses, huit d’entre eux ont été enregistrés. Ils exercent les métier de militaire, d’agriculteur, d’éleveur, de charretier, de cocher ou de pâtissier. Le neuvième prisonnier originaire d’Ajaccio, maître répétiteur de profession, n’a pas été enquêté, mais mobilisé pour traduire certains chants corses en français.
Originaires de Balagne, de Bastia, de Castagniccia, de Corte, de Bonifacio, de la Rocca et de l’Alta Rocca, ces prisonniers sont représentatifs d’une certaine diversité linguistique et culturelle de l’île.
Les conditions carcérales des soldats
Confrontées à un afflux inattendu de prisonniers, les autorités allemandes établissent dès 1915, près de trois cent camps d’internement. Ces camps de prisonniers regroupent principalement des prisonniers de guerre des armées française, russe, belge, anglaise et italienne, mais aussi des civils déportés. Lors de ses enquêtes, la Commission Prussienne sollicite neufs soldats corses dans les camps de Göttingen, Puccheim, Königsbrück, Stendal et Wittenberg.
Le 9 Mars 1916, Jean-Baptiste Quilichini récite la parabole de l’enfant prodigue en présence de H. Urtel et de W. Doegen en salle de Lecture. Il est alors détenu en Saxe Prussienne, à Stendal, un camp pour soldats.
Capturé le 27 février 1915, Vincent Orsatti est interné dans le camp de Göttingen situé dans la province du Hanovre, puis enregistré le 6 avril 1916 par Wilhelm Doegen dans la salle des lectures.
Carlo Anfriani et François Rasori se retrouvent internés en Saxe Prussienne à Königsbrück, un camp pour officiers et civils. Ils sont enregistrés séparément le 21 et 23 novembre 1916 dans une salle attenante à l’église du camp.
Héritage linguistique & musical
Les enregistrements de la Commission Prussienne nous invitent à redécouvrir sous un nouvel angle la culture de la corse du début du XXe siècle. Les trentes récits, poésies, et chansons collectés dans les camps de prisonniers allemands ont valeur d’exemple et nous renseignent sur les parlers, les goûts musicaux et idiomes en usage à la Belle Epoque. Ces archives révèlent une mosaïque de pratiques linguistiques et vocales. Elles attestent d’une vie culturelle marquée à la fois par la persistance de musiques coutumières et par l’arrivée des chansons modernes, des airs à la mode diffusés par les premiers phonographes.
Les parlers des prisonniers dans les récits, poésies ou chants
Les fiches d’enquêtes de la Commission Phonographique mentionnent l’origine géographique des pratiques linguistiques des prisonniers corses. Sept soldats déclarent ainsi le corse comme langue maternelle; seul Jean Manuda indique parler un «gennesischer corsisch von Bonifacio », c’est à dire un génois corse de Bonifacio.
Le linguiste Hermann Urtel emploit différents termes pour identifier les parlers des soldats. Le « Corsisch von Bastia », soit le corse de Bastia, désigne les chants interprétés par François Rasori.
Le «Gennesischer Dialect » c'est-à-dire « dialecte génois » caractérise la langue des chants et récits de Jean Manuda de Bonifacio.
Le « Norden Corsisch », soit le corse du Nord, désigne le parler de Carlo Anfriani originaire d’Aregno en Balagne.
Le terme « Central Corsisch », défini la langue de la région centre du cortenais, de Castagniccia d'où sont originaires Pierre Cesari et Jules Chiaramonti.
Le « Corsisch von Sartène », et « Corsisch von Quenza » c'est-à-dire le corse de Sartène, de Quenza sont utilisés pour la langue des soldats Jean Baptiste Quilichini et Vincent Orsatti.




Les chants populaires corses
Les chants des soldats sont le reflet des espaces et des activités particulières de la société corse. Expression des rythmes de vie rurale et urbaine ces musiques renvoient à des identités locales ou s’inscrivent dans la continuité des traditions musicales populaires italiennes.
Le vocerato déclamé par François Rasori constitue un témoignage sonore unique d’une forme musicale et poétique qui fut étudiée par de nombreux auteurs du XIXe siècle, comme Niccolo Tommaseo ou Salvatore Viale.
La Mosca chantée par Charles Anfriani est une variation de la Mosca Mora, une chanson récapitulative écrite par Mattio Pagano vers 1550 à Venise et diffusée dans l’ensemble de l’Italie centrale et méridionale.
Sona la mezzanotte, chant d’amour dans lequel un amant pleure sur la tombe de sa bien-aimée, fait également partie des traditions musicales populaires de la vallée de la Roya
Reprise à la fois par Jean Codaccioni et François Rasori, Vieni, o bella atteste de la vitalité de la tradition orale, puisque la mélodie de cette chanson italienne varie selon les deux interprétations.
A matina di bon’ora et Dichjarazione è dumanda témoignent également de la capacité d’improvisation poétique étonnante de ces soldats.






Les succès du disque
Parmi les quatorze chants enregistrés figurent deux oeuvres vocales issues du répertoire musical napolitain. Adaptés aux formats spécifiques des premiers disques et des rouleaux de cire, les mélodies napolitaines deviennent, à la Belle époque, des grands standards de la chanson italienne. Elles bénéficient d’une diffusion populaire en Europe et aux Etats-Unis avec le développement des gramophones‐concert. Dès 1903 à Bastia, le Bar Soavi proposait d’écouter chaque soir les succès populaires de la chanson interprétés par les grandes voix lyriques italiennes. Succès des cafés-concerts, la chanson Bolero d’amore (Adolfo) est composée par le napolitain Rodolfo De Angelis et enregistrée par Giovanni Colamarino en 1909. La seconde, Maria, mari a été écrite en 1904 par Ernesto Di Capua, auteur du célèbre Sole mio et interprétée sur disque en 1912 par le baryton Pisan Titta Ruffo.


Portraits des 9 prisonniers - Sebastien Ottavi









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