Nouveau cadre du patrimoine




INTRODUCTION

Qu’est-ce que le patrimoine, ou plus exactement, quel sens doit-il avoir collectivement pour nous ? Et quelle responsabilité avons-nous face à la nécessité de le conserver, le restaurer, le valoriser, pour ensuite pouvoir le transmettre ?
Voilà, parmi d’autres, les interrogations qui nous conduisent à élaborer ce nouveau cadre de l’action patrimoniale de notre collectivité.
Au-delà des définitions génériques connues et qui caractérisent le patrimoine, nous avons voulons, en premier lieu, en saisir le sens.

Ici, pendant trop longtemps, la relation de domination construisit un stéréotype encore trop ancré qui a dessiné la Corse en île vierge ; comme une montagne dans la mer plutôt qu’un confluent, à l’identité singulière, de diverses influences culturelles.
 
Une première reconnaissance est venue des exilés italiens, pour notre patrimoine littéraire et immatériel, et de Prosper Mérimée, pour nos petits temples de schiste et de granit. L’appauvrissement et l’exil, les guerres et les techniques ont ensuite transformé notre démographie, notre économie et nos rituels sociaux. Ces mutations firent de cette première reconnaissance de notre patrimoine une œuvre posthume.
 
La défense du patrimoine c’est d’abord de l’amour-propre et de l’orgueil. C’est aussi une affaire de dignité et d’humilité. Il ne faut y voir là aucun dénigrement, aucune hiérarchie des patrimoines. « L’Etat culturel » qui imposa ses valeurs et sa vision de l’universalité du centre vers la périphérie est derrière nous.  Nous n’entendons pas reproduire en Corse le centralisme de la France.
 
La tradition ce n’est pas le passé en opposition avec la modernité. C’est bien au contraire ce fil qui nous vient de loin avec lequel nous tissons notre présent et nous devons tisser notre avenir. Il nous appartient alors de poser la question du sens de ce qui caractérise notre tradition, de ce qui dans notre patrimoine dit ce que nous sommes et il nous appartient de le dire avec nos outils du présent collectivement.
 
Anna Arendt pointait le danger de la rupture de la tradition comme menant au totalitarisme ; souscrivant bien entendu à cette pensée, je souhaite que nous ne soyons pas ce que je qualifierai « d’ignorant collectif », un peuple sans mémoire, donc sans valeur ; un peuple sans poétique, donc sans perspective ; un peuple sans actualité, donc sans empathie : c’est-à-dire, plus un peuple !
 
Car le patrimoine est une poétique… les gestes, les pierres et les outils éveillant en nous la curiosité de l’enfant face au mystérieux. Trace des souvenirs passés, il est souffrance car il collectionne ce que nous n’avons plus ; mais par la conservation et la mise en valeur, il console et réconcilie en prêtant à chacun d’entre nous ce qu’il estime avoir perdu. Valoriser son patrimoine, c’est avoir « la vie devant soi » ; Romain Gary acquiescerait à l’idée selon laquelle le patrimoine est un patriotisme de l’universel !
 
Le patrimoine est aussi l’actualité de la mémoire. Il nous faut faire appel à notre mémoire collective ainsi que l’évoque Maurice Halbwachs : « elle ne retient du passé que ce qui est encore vivant et capable de vivre dans la conscience du groupe qui l’entretient ». Cela relève d’une « transmission qui s’opère à partir de ceux qui donnent et non de ceux qui reçoivent »
Il nous revient dès lors de construire le patrimoine à l’attention de nos enfants en évitant les pièges de « l’invention de la tradition », de la « fabrication de l’authenticité » et de la mise en scène de soi. Après avoir désappris à être nous-même et à aimer ce que nous sommes, gardons-nous du péril de l’abandon à une exposition narrative dans un décor qui ne fait plus sens. « Cù u novu femu l’anticu è cù l’anticu, ùn femu nunda » déplorait le narrateur de la Funtana d’Altea de Ghjacumu Thiers.
 
Cette prise de conscience n’est qu’un préalable ! Doit surtout, et avant tout,  être posé le « pacte social » qui rend cohérente l’action patrimoniale. C’est seulement ensuite que s’élaborent les stratégies :
- d’éducation et de formation, en jetant les bases d’un nouveau projet éducatif qui inclut l’apprentissage d’une culture dite de base,
- de l’utilisation éthique de nos « héritages édifiés »,
- de la participation collective à l’édification d’un patrimoine vivant.
 
Notre mysticisme culturel et notre devoir d’honorer la part de nous-mêmes que nous n’avons pas choisie mais qui nous revient, n’est pas une sujétion à un idéal déchu mais une palette de couleurs et de combinaisons au service de l’imagination de la continuité de notre être.
Cette continuité s’inscrit dans l’espace comme dans le temps. Dans l’espace tout d’abord, par ce don d’ubiquité qu’ont les insulaires. Les vestiges du patrimoine effacent la mer mais ravivent les mots du philosophe Jean-Toussaint Desanti. Les fresques de nos églises nous portent en Toscane, en Ligurie, parfois jusqu’au Péloponnèse et au détour d’un sentier abandonné on pourra voir surgir des rites préchrétiens, peut-être étrusques, confondus à la roche. Qu’est-ce que le temps face aux stantare et aux stazzone que nos livres d’écoliers avaient oublié et qui pourtant sont arrivés jusqu’à nous ? Le patrimoine est une éducation à la relativité du présent et à la fragilité du passé. Il est au cœur du processus de conservation, de transmission et de recréation qu’est l’éducation. Il est fait de voyages et de géopolitique. Une politique de patrimonialisation n’est pas une ossification des temps anciens mais une histoire de la circulation des hommes et des savoirs. Elle nous offre une interrogation sur ce que nous savons et sur ce que nous en faisons.
 
Cette éducation, cette réappropriation, la conscience d’habiter nos lieux qui font patrimoine, prémunira aussi du risque d’artificialisation et de marchandisation. Car, notre patrimoine est aussi un atout de développement économique ; il est un atout pour un tourisme de qualité, plus soutenable. C’est aussi « le temps retrouvé » : Lorsque la compatibilité des héritages et des créations est en cause, la politique du patrimoine inscrit l’action publique dans le temps long des générations. La connaissance et la valorisation des lieux de mémoire est la condition de la continuité des identités culturelles et de la construction d’une citoyenneté culturelle. Il est tout ça, car il est avant tout faiseur de sens pour ceux qui l’habitent, il est une composante essentielle avec notre culture d’un autre pacte social, d’un véritable projet de société.
 
Ce but sera atteint en gardant à l’esprit que notre héritage est soutenu par deux piliers : les lieux de mémoire et les lieux anthropologiques.
Les lieux de mémoire sont ces pierres qui témoignent de notre passé. Au-delà de la conservation il nous faut dire, transmettre leur sens, ce dont elles témoignent pour les faire vivre dans notre présent. Il nous faut engager la réappropriation du sens de l’aghja jusqu’aux haut lieux de notre histoire. Restaurer, non pas seulement pour mettre sous cloche, mais afin de poser l’usage social du patrimoine : Comme vecteur de cohésion ces lieux sont donc témoins vivants, marqueurs d’identité sur notre territoire, de notre identité collective.
Les lieux anthropologiques quant à eux peuvent nous servir à caractériser le patrimoine immatériel fait de nos gestes et savoir-faire, pratiques, chants… et sur lesquels on ne doit pas jeter le voile du passé mais bien les caractériser comme « tradition vivante », ici et maintenant.
Les Pratiques traditionnelles ne sont pas reliques reproductibles à l’infini ; elles doivent être « Exercices habituels », legs vivant dont nous devons faire usage avec nos codes du présent afin de ne pas les réifier et les figer dans un passé révolu…
Ils sont, ces usages, avec les lieux de mémoire, l’affirmation d’une continuité.
 
Car notre patrimoine c’est d’abord la marque de la permanence du peuple sur sa terre, à travers les siècles, les territoires, les savoir-faire.
Un peuple qui chante, qui bâtit, qui travaille et qui forge, un peuple qui laboure son territoire, qui le construit.
Un peuple qui voyage, qui revient ; un peuple qui se souvient, un peuple qui se projette.
Nous sommes garants des intérêts moraux et matériels des corses ; à ce titre le rôle de notre collectivité est de poser un socle, de dire ce qui fait sens, de définir les programmes patrimoniaux prioritaires et de guider la restauration, la conservation et la valorisation en fonction d’une réflexion thématique.
 
Je crois que le temps de nous retrouver, de nous réconcilier et de nous présenter au monde est aujourd’hui venu. Il nous faut donc faire preuve d’un engagement collectif, dessinant par cela les contours d’un projet de société.
Puisse ce cadre de l’action patrimoniale y contribuer, à sa mesure.  

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