Tout est sans doute encore possible si Paris comprend enfin qu’il est temps de changer de stratégie et de passer de l’indifférence méprisante à un dialogue constructif.


Audition de la Préfète par l’Assemblée de Corse - Discours du Président Jean-Guy Talamoni prononcé le 27 mars 2019



Monsieur le Président du Conseil exécutif,
Mesdames et Messieurs les membres de l’Assemblée de Corse et du Conseil exécutif,
Madame la Préfète,
 
Nous nous apprêtons à échanger sur nombre de sujets qui intéressent la Corse et les Corses et nous avons la volonté de le faire en toute franchise, dans le respect des règles de la courtoisie, laquelle a toujours régné dans cet hémicycle, et empreints de ce sens de l’hospitalité qui est consubstantiel à notre culture. Rassurez-vous Madame la préfète, les interpellations qui vous seront adressées ici seront moins agressives que celles dont ont fait l’objet, il y a quelques jours au Palais Bourbon, les membres du gouvernement que vous représentez. C’est sans doute que la Corse a une tradition démocratique et parlementaire enracinée depuis plus longtemps.
Pour autant, nous nous devons – et nous devons à nos compatriotes qui nous ont fait confiance – de dire clairement que le sort fait à la Corse par l’Etat dont vous êtes l’envoyée dans l’île n’est pas acceptable. 
 
En 2015, puis en 2017 à la majorité absolue, les Corses ont confié les clés de leurs plus hautes institutions à une liste porteuse d’un projet ouvertement national. Ce faisant, sauf à imaginer qu’ils ne connaissaient pas le sens des mots, ils ont affirmé que la Corse n’était pas une simple circonscription administrative mais bien une nation. Cette réalité peut d’autant moins être niée par Paris que selon la tradition juridique et politique française elle-même, le critère de l’existence d’une nation réside dans la volonté politique de ses membres, le fameux « plébiscite de tous les jours » d’Ernest Renan.
En Corse, ce plébiscite quotidien et implicite a non seulement été effectué depuis plus de trois ans, mais, de surcroît, il a été dans le même temps vérifié à trois reprises de façon formelle par le suffrage universel, à l’occasion des élections territoriales et législatives. Aussi, qualifier les élus qui sont devant vous d’élus locaux, comme le fait d’une façon quelque peu obsessionnelle le Président de la République française, relève d’un aveuglement obstiné. À travers un tel comportement, la France n’est pas fidèle aux principes qu’elle prétend enseigner au reste du monde.
 
De même, l’Etat français ignore de façon méprisante tous les aspects – sans exception aucune – du projet politique et sociétal que nous portons et pour lequel nous avons été mandatés : la langue, la terre, l’emploi, la justice sociale, le sort des prisonniers et recherchés, ce qui constitue un insupportable déni de démocratie. Par une telle attitude, la France bafoue les principes qu’elle professe pour les autres.
Le même Etat, face aux revendications légitimes des collectifs citoyens, répond en Corse comme dans l’hexagone par la répression. Nous en voulons pour preuve les arrestations de « gilets jaunes » dans la région bastiaise la semaine dernière. Ici encore, la France se montre peu fidèle aux principes affichés de « liberté », d’« égalité » et de « fraternité ».
Un autre exemple : des prisonniers, en l’occurrence ceux condamnés dans le cadre de l’« affaire Erignac », se voient refuser leur rapprochement en Corse, et ce au mépris de la justice et du droit. Il est évident pour tous qu’il existe depuis des années une règle non écrite s’appliquant spécialement à ces personnes. Vous ne l’ignorez pas, on apprend aux étudiants dès la première année de faculté que la règle de droit est générale et impersonnelle. En l’espèce, la France viole donc les principes républicains les mieux établis, quelle que soit du reste la république dont il s’agit.
 
Madame la préfète, vous aurez dans quelques instants l’occasion de répondre à des questions plus techniques mais je ne peux pour ma part réduire vos fonctions à une responsabilité administrative car ce serait aussi injuste que de cantonner les élus ici présents à un rôle de simple gestion. Vous êtes une préfète éminemment politique, davantage sans doute que vos prédécesseurs. Ce que montre à suffisance votre activité soutenue à cet égard, y compris, souvent, dans les domaines de compétence de la Collectivité de Corse.
Je vous parle donc de politique.
Tout est sans doute encore possible si Paris comprend enfin qu’il est temps de changer de stratégie et de passer de l’indifférence méprisante à un dialogue constructif. La France à laquelle nous voulons parler, quel que soit le niveau hiérarchique de nos interlocuteurs – qu’il s’agisse d’une préfète ou d’un ministre –, c’est une France respectueuse des principes universels qu’elle prétend souvent incarner. La France de Victor Schoelcher, de Pierre Mendès France, de Michel Rocard.
Pour notre part, nous avons prêté serment l’an dernier en ce lieu sacré de la démocratie corse. Et nous l’avons fait sur un texte historique et d’une permanente actualité : le préambule de la Constitution de Paoli de 1755. Ce fut une manière d’affirmer que pour notre majorité, ce texte conserve sa valeur politique et juridique. Qu’il demeure, comme disent les juristes, de droit positif.
Et que trouve-t-on donc dans ce préambule ?
Tout d’abord, le concept de « nation » au sens moderne du terme, à savoir une communauté humaine dotée d’une volonté politique opératrice d’un destin commun.
Ensuite le droit au bonheur, notion que l’on retrouvera quelques années plus tard en France, sous la plume de Saint-Just, et en Amérique, dans les textes fondateurs.
Enfin, le droit des peuples, et singulièrement du peuple corse, à l’autodétermination. Je cite : « …le peuple corse, légitimement maître de lui-même. »
Si l’ordre constitutionnel français conduit le Président Macron à considérer les membres de l’Assemblée de Corse comme des élus locaux, l’ordre constitutionnel fondé en 1755 et auquel nous n’avons jamais renoncé les institue en élus de la nation.
C’est à cette nation que Paris doit répondre, en engageant une démarche politique de dialogue, laquelle ne peut se fonder que sur la reconnaissance et le respect réciproque.
Madame la Préfète, vous l’avez compris, vous êtes pour nous la représentante d’une légalité transitoire. C’est à ce titre que nous nous apprêtons à vous entendre.
 
Je vous remercie.

Rédigé le Mercredi 27 Mars 2019 modifié le Mercredi 27 Mars 2019

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